Interview au journal L’Expression (Algérie) – 14 mai 2020

Lire ci-dessous l’interview accordé au journal algérien L’Expression sur les migrations et le COVID-19:  https://www.lexpressiondz.com/nationale/les-migrants-sont-les-oublies-de-la-pandemie-330541

La version complète de l’interview:

INTERVIEW DE SAMIR ABI, SECRETAIRE PERMANENT DE L’OBSERVATOIRE OUEST AFRICAIN DES MIGRATIONS

  • L’expression: Présentez-vous pour nos lecteurs.  

Samir Abi: Bonjour et merci pour l’opportunité que vous nous donnez d’échanger avec vos lecteurs. Je me nomme Samir ABI, je suis un Africain du Togo, un petit pays d’Afrique de l’ouest. Économiste de formation, je me suis spécialisé sur la thématique de la migration et du développement.

Depuis maintenant vingt ans, je parcours le monde pour observer la situation des migrants, comprendre leur impact socio-économique dans les pays (de départ, de transit et d’accueil) pour ensuite échanger avec les politiques sur les mesures à prendre afin d’améliorer leur sort. Je dirige une organisation appelée Observatoire Ouest Africain des Migrations dont je suis le Secrétaire Permanent.

  • Quelles sont les raisons des migrations en Afrique aujourd’hui ? Dans quelles catégories les classes-t-on ? Et surtout combien compte-t- on de migrants ?

J’ai l’habitude de dire que la migration est un fait naturel. Tout homme, qu’il vive dans un pays du Nord ou du Sud, sent le besoin à un certain moment de bouger pour aller voir ailleurs dans le but de trouver de nouvelles opportunités. Cela est le propre de tous les humains et des animaux qui font pareils selon les saisons.

On considère cependant que les situations de la vie peuvent rendre précoce, retarder ou brusquer le départ de son lieu d’origine vers un autre. Ainsi on voit des personnes qui sont obligés de migrer à cause de problèmes familiaux (pas forcément financier), des personnes qui migrent pour poursuivre des études, des personnes qui migrent parce qu’ils ont trouvé l’amour au loin, des personnes qui désespérées par la sécheresse ou d’autres problèmes climatiques quittent chez eux. Si ce n’est les conflits familiaux, politiques, de ressources ou les guerres qui les font partir de leur demeure. Mais il est souvent courant de lier la migration au manque de perspective de vie, de moyens financiers, d’emploi dans une zone d’origine. Les migrants vont donc vers de nouveaux horizons à la recherche de nouvelles opportunités.

Mais sachez toutefois que je n’aime pas classer les migrants en catégories. C’est un exercice qui selon moi est difficile et trop biaisé, car toute migration humaine est une histoire où se mélange différents facteurs.

Quant aux chiffres des migrants, les migrants internationaux, c’est-à-dire, ceux qui traversent une frontière pour aller s’installer dans un autre pays, sont estimés à 272 millions de personnes en 2019 selon les Nations Unies. Parmi ceux-ci il faut compter 25,9 millions de réfugiés et 3,5 millions de demandeurs d’asile selon le HCR. Le nombre de migrants internationaux n’est donc pas si explosif que cela quand on sait qu’on compte près de 8 milliards d’individus sur la terre. Mais par contre l’essentiel des migrations se fait à l’intérieur des pays. On estime qu’entre 750 à 800 millions de personnes ont migrés au sein de leur propre pays ou sont des déplacés internes à cause des conflits et du climat.

  • Les migrants sont encore plus fragiles face au coronavirus, pourquoi donc?

Encore plus, vous avez dit et vous avez raison. Les migrants étaient déjà dans des situations fragiles avant la crise du coronavirus. Beaucoup de demandeurs d’asile et de migrants sans papiers vivaient sous des tentes, entassés dans des camps surpeuplés, des ghettos communautaires et des bâtiments insalubres. Leur situation sanitaire était déjà préoccupante.

Qu’ils aient ou pas des papiers, de nombreux migrants ont des emplois précaires ou travaillent au noir. Ils sont discriminés ou obligés de se cacher pour éviter les contrôles et arrestations. Avec la crise du coronavirus, ils se retrouvent sans revenus comme tous les citoyens des pays évoluant dans le secteur informel. Un migrant sans revenu, cela signifie également moins de transfert de fonds pour sa famille restée au pays. La crise sanitaire amène à une crise économique avec le risque d’un chômage de longue durée pour les travailleurs migrants comme ceux des pays du Golfe.

Le drame pour d’autres migrants vient du fait, soit qu’ils sont isolés des réseaux de soutien nationaux ou communautaires, soit qu’ils sont encore plus ciblés par les mesures de confinement qu’ils ne peuvent respecter à cause de la vie en ghetto. Il faut souligner aussi la problématique liée à l’accès aux soins de santé quand on attrape le virus. Ce n’est pas évident pour un migrant d’être pris en charge par le système sanitaire de certains pays qui coûte très cher. Enfin il y a la question de la gestion des migrants morts et du rapatriement des cadavres. C’est des sujets assez sensibles à l’heure actuelle.

  • Les institutions internationales semblent inquiètes au vue de la situation.  Quelles résolutions ont été adoptées ? Sont-elles suffisantes?

Si vous parlez des solutions proposées aux migrants face à la crise du coronavirus, cela varie d’un pays à l’autre. On a eu des pays qui ont pris des mesures utilitaristes en demandant aux migrants sans papiers de venir aider à prendre soin des malades, pour ceux ayant des compétences en médecine, ou de remplacer dans les entreprises ou les plantations les personnes manquantes. D’autres pays ont pris des mesures humanistes, en décidant de prolonger les cartes de séjour des migrants ou de ne plus poursuivre avec acharnement ceux en situation irrégulière. Il y a également des pays, qui malgré la crise, ont continué à traquer les migrants qui vivent dans les camps ou les ghettos communautaires car ils ne respecteraient pas les mesures de confinement et de distanciation sociale. Enfin il y a eu des actions de solidarité avec les migrants menées par des ONG, des associations ou de simples citoyens que je salue du fond du cœur.

  • Les politiques mondiales de migrations et de protection des réfugiés sont-elles à la hauteur des défis? 

Cette question n’est pas nouvelle. Pour nous, les décisions des organisations internationales et des gouvernements en termes de politiques migratoires ou de protection des réfugiés ne sont pas encore à la hauteur de nos attentes. Les migrants sont traités comme des marchandises et les demandeurs d’asile ne bénéficient pas de toute la solidarité nécessaire. Soit les migrants rapportent pour les pays et les dirigeants prennent des décisions pour qu’ils rapportent encore plus. Soit ils sont considérés comme une charge et on les expulse, les isole dans des déserts ou on envoie des policiers leur faire une  chasse quotidienne. Les migrants ne sont souvent pas considérés comme des humains avec des droits et des ambitions. Malheureusement, la nature non contraignante du Pacte Mondiale des Nations Unies sur les migrations (Pacte de Marrakech) n’amène à aucun changement majeur au sein des pays. Les politiques migratoires mises en place dans certains pays restent indignes de notre humanité. Encore plus dans ce siècle d’abondance et de progrès technologiques.

  • Plusieurs pays européens régularisent des réfugiés en ce moment,  les ONG crient au scandale, quel commentaire faites vous ?

Les ONG qui crient au scandale à ma connaissance, sont ceux qui dénoncent le « laisser-mourir » en mer Méditerranée. En effet on a constaté des embarcations de migrants clandestins à la dérive que personne ne veut aider car les ports et les frontières sont officiellement fermés (Sauf pour les très riches).

Quant aux régularisations, je n’ai entendu parler que de promesses et pas encore d’actions administratives car les fonctionnaires sont confinés. Mais comme je l’ai déjà dit, c’est à des fins utilitaristes. On promet des régularisations à ceux qui peuvent aider à résoudre le problème de manque de ressources humaines durant la crise. Mais, ne l’oublier pas, les promesses politiques n’engagent que ceux qui y croient.

  • Aucun déplacement n’est possible au jour d’aujourd’hui, y a-t-il des tentatives de déplacements de migrants ?

Bien sûr que si. Le confinement  n’est pas pareil pour tous. On a des migrants riches qui peuvent se déplacer pour aller rester dans les pays où ils pourront être bien soignés. Ceux-là, on n’en parle pas beaucoup. On préfère mettre les projecteurs sur les migrants moins nantis. Ceux qui, au risque de leur vie, tentent de rejoindre l’Europe en passant par le Niger, la Lybie, le Maghreb pour aller s’échouer en mer Méditerranée. Ceux qui traversent la mer rouge pour aller vers le Moyen-Orient. Ceux qui sont cantonnés dans les îles grecques. Ceux qui traversent le Rio Grande ou le Rio Bravo pour rejoindre les États-Unis. La crise crée du désespoir, certains y répondent par la fuite. Mais on remarque également quelques mouvements de retour. En effet, en Afrique de l’ouest, malgré les fermetures officielles, on a vu des migrants qui ont profité de la porosité des frontières pour retourner chez eux. En effet, selon eux, on peut souffrir loin de chez soi pour gagner sa vie mais vaut mieux plutôt mourir auprès des siens.

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